André Kertesz - Elisabeth et moi (1931)

 

 

 

L’autre jour je me suis réveillée avec un joli bouton au milieu de la face. Je dis joli pour lui faire plaisir, et qu’il aggrave pas son cas. Le genre qui sait pas se cacher et que si tu le touches, il s’énerve et prend les couleurs de l’arc-en-ciel. 

Comme je suis bête, je l’ai touché, mais avec un mouchoir, pour faire adulte responsable. Mais il a rien voulu savoir, il a viré rouge, blanc et vert. C’est qu’il est nationaliste ce con. 

 

J’ai bien songé à rester enfermée trois jours ou trois mois, mais j’avais une réunion very very high importancy ce jour là. Mon bouton et moi on s’est donc traînés au travail. A deux on était plus fort que tout. 

 

Une fois arrivés, on a fait ce truc que toutes les filles font: on a dit à une nana « Oh la la t’as vu ce truc sur ma tête », en espérant très fort que la personne en face dise : Quoi? Ah mais non ça se voit pas du tout! T’es belle à tomber, comme d’habitude. C’est de la soie ta peau?

 

Mais on a oublié qu’on était en Algérie. Ici les gens ils font pas dans la délicatesse, ils te le disent direct quand quelque chose va pas chez toi, même quand t’as rien demandé. 

Après confirmation de la présence visible du bouton, la nana, gentille tout de même, nous a réconforté en disant qu’on allait bientôt avoir nos règles c’est pour ça (les filles connaissant tout des autres filles, même le rythme de repousse de leurs poils), et qu’il y avait parfois plus grave dans la vie.

 

Mon bouton et moi on s’est vite sentis à l’étroit dans le bureau, alors on est allés sur la grande terrasse interdite au personnel. La vue sur le ciel était pas mal, les cacas de pigeon un peu moins. Sur le sol gisait un pigeon mort. Ses ailes éparpillées un peu partout autour de lui. 

On a voulu faire une métaphore avec les cœurs fracassés mais c’était un peu débile. On s’est contentés de penser à la beauté de certains hommes et à la solitude de certaines femmes. 

 

On regardait les merveilleux nuages, là-bas, quand une collègue est arrivée pour fumer. Tac tac, bisou bisou et là voilà qui se plaint de son célibat. Que les algériens sont cons, mais qu’un étranger très peu pour elle. C’est pas la même mentalité, le même humour, tu comprends…Que personne ne lui plait de toute façon, mais que si elle voulait, elle pourrait trouver un mari en claquant des doigts. Et elle a fait un petit geste avec ses doigts pour qu’on saisisse bien. 

On a hoché la tête comme si on comprenait profondément. Alors qu’en fait, nous notre amoureux il est sans latitude et il en faudrait des claquements de coeur pour le retrouver. 

 

Après cette prise d’air, mon bouton et moi-même sommes retournés travailler et préparer notre réunion.

On s’entraîne à tempérer notre voix, et à s’exprimer de façon ferme mais familière et douce. Il faut pas péter plus haut que son cul, et sourire beaucoup. 

On relit les documents plusieurs fois, on prend une vitamine C, du doliprane, et on se refout du mascara et du blush. 

Ah merde, le bouton n’a pas apprécié la couche supplémentaire et pointe le bout de son blanc pour le faire savoir.  

 

Au début de la réunion, il y a ce moment merveilleux où chacun doit se présenter, séance de tker3ij* intensif. Y a toujours quelqu’un dont le papa ou le tonton était directeur entre 1994 et 1998, et il récolte des allah ibarek** à la pelle. Ou quelqu’un qui a un nom de l’ouest qui sonne chic, et tout le monde veut se coller à lui. 

Écartée de ces élans de bienveillance, je songe parfois à m’inventer un nom connu, mais déjà que je baragouine, vaut mieux s’abstenir. 

 

On vous épargne les détails de ce «meetching», où on a beaucoup joué avec notre main pour tenter de cacher vous-savez-qui, où on ressenti une grande fierté quand quelqu’un nous a dit « vous avez tout à fait raison mademoiselle », et on est restés sur cet acquis pour rêvasser et se demander ce qu’on foutait là en fait. De notre vie, qu’avons-nous fait. De notre enfance, qu’est-il resté. Et tous ces gens qui sont-ils. 

 

A la fin, il s’est passé quelque chose d’incredible but true: une femme est venue nous voir parce qu’elle avait reconnu notre nom. Wouhou!! Amour, gloire et beauté! Enfin, juste gloire expresse quoi. Elle avait connu nos parents y a genre 25 ans, dans une autre vie, sous d’autres cieux, quand ils étaient aventuriers guérilleros en Asie du sud-ouest. Elle nous raconte qu’elle m’a connu petite comme ça, et elle fait un geste un geste avec ses mains pour qu’on visualise bien combien j’étais petite.
Ça nous a revigoré cette rencontre, la preuve que le passé existe bien. 

 

On a quitté le lieu heureux et légers. 

 

En rentrant, on est passés devant un lycée, et comme c’était le bac blanc, un mec nous a balancé nchallah tjibi l’ bac***. Ça nous a fait plaisir cette gentille attention et d’être pris pour une lycéenne. Mais c’était peut-être juste le bouton ça… 

Comme on a snobé le mec, et tracé notre route, il a lancé nchallah ma tjibihch****

Bon, moi, j’ai l’habitude de ce genre de truc mais pas le bouton, et il est susceptible le petit. On s’est retournés et il lui a éclaté dessus. 

Et tout fut presque réglé. On attend juste l’assèchement total et je pourrai passer à autre chose. 

 

 Mamzelle Namous


*Commérage de la mort qui tue
**félicitations pour cette belle ascendance mon enfant
 *** Inchallah ma jolie t’auras ton bac
 **** Ah non finalement comme t’as pas répondu, j’espère que tu l’auras pas connasse