the sartorialist
Je me souviens, c’était il y a environ deux ans, j’ai reçu un appel d’un numéro inconnu.
« Mademoiselle Namous ? Vous avez rendez-vous demain à 8h pour un entretien ».
« Euh …. Vous êtes qui ? Où ? Avec qui ? »
Non parce que j’avais déposé mon CV nulle part récemment, et aucun chasseur de tête ne cherchait ma tête, alors je me posais des questions.

« A la  charika watanya [1] , avec Monsieur le Directeur ».
Ok, ça fait plaisir.
Ca faisait genre trois ans que mon père, ma mère et ma grand-mère faisaient des mains et des pieds pour me faire recruter dans la boite (oui parce que personne n’entre dans la charika watanya sans piston), et j’allais enfin avoir un entretien.
Je les ai appelé pour les prévenir que le jour de leurs rêves était arrivé, mais ils le savaient déjà en fait.
Ouais, normal.
Alors moi je ne voulais pas y travailler, c’était mon cauchemar, mais je me disais qu’avec toutes les lourdeurs administratives, et depuis déjà trois ans que ça trainait, le jour de mon recrutement n’était pas près d’arriver.
Je vais donc à l’entretien, mon frère se moque de ma tenue, il me sort «  tu crois que tu vas postuler pour un poste chez  Vogue ? », je complexe, j’enlève les talons, j’ai chaud, j’ai peur.
Je me retrouve face à un Monsieur le Directeur vieux, chauve et moisi. Avant ça, j’avais passé 45 minutes dans le bureau de sa secrétaire, jeune, moche et déjà vieille.
Même si le job ne m’intéressait pas, j’avais préparé le sujet à fond, pour ne pas foutre la honte à ma famille.
Après deux-trois questions générales sur mes études, il me dit «  Bon, y a pas de problème ».
Ô misère. Je m’enfonçais dans la terre, j’étais  déjà vieille.
Il m’envoie direct au bureau des ressources humaines pour que je puisse commencer à préparer mon dossier de recrutement dans la charika watanya.
J’y vais à ce bureau, les murs sont pleins de classeurs nommés « CV reçus », le téléphone sonne, la nana n’arrête pas de répéter l’adresse mail à envoyer pour les CV.
Moi je sais que cette boite mail, ils ne l’ouvrent jamais.
Elle me tend un papier avec toutes les pièces à fournir. Je respire de nouveau, je me dis que connaissant la bureaucratie algérienne, j’aurai fini mon dossier dans un an.
Elle me demande d’attendre, je dois rencontrer Monsieur le Directeur des Ressources Humaines.
J’attends deux heures dans ce bureau, la mort passe par là, quelques verrues me poussent sur les doigts, je suis cramoisie.
Je regarde les gens qui s’affairent dans ce bureau et je pense «jamais, jamais, jamais, never ever, no way, this is soooooo not happening ».
Je trouverai une échappatoire.
Au bout d’un moment, on me dit que Monsieur le Directeur des Ressources Humaines est allé déjeuner, que je peux l’attendre ou repasser un autre jour.
La nana avait à peine fini sa phrase que j’étais déjà dehors.
Dehors, j’ai pleuré. Pleuré, pleuré.
J’ai retrouvé ma mère à la pizzeria wood pecker, je pleurais, elle était contente.
Je sanglotais. Le gérant, qui me connaît depuis que j’ai 13 ans, m’a demandé ce que j’avais.
Ma mère me faisait les gros yeux pour que j’arrête de chialer, elle me répétait «  Imagine s’il savait pourquoi tu pleures, hadik tbehdila [2], les gens rêvent de travailler, et toi tu mets dans cet état quand tu trouves un super travail ».
Je pleurais comme dans les dessins-animés japonais, les larmes giclaient de partout, même des oreilles.
Le gérant insistait «  T’as un chagrin d’amour c’est ça ? »
Si au moins.
Trois jours de dessèchement oculaire plus tard, mes parents me disaient que si je trouvais ailleurs, dans une boite privée, ça serait vachement bien évidemment, mais que la charika watanya c’était bien en attendant autre chose.
Mais le temporaire, on sait tous ce que c’est, ça dure, ça dure.
Moi qui aimais ma liberté, mes horaires de tarée, moi qui rêvais de bosser en free-lance dans une petite boite d’un immeuble haussmannien du centre ville  avec gens beaux et des jeans délavés, j’allais me retrouver dans mon pire cauchemar : l’administration.
L’administration et ses horaires stricts, ses gens désuets, ses rêves brisés, ses codes et règlements intérieurs, et les bananes vertes distribuées à la cantine.
Trois mois, et cinq crises des bureaucraphobie plus tard, je suis entrée à la charika watanya.
Les gens étaient bizarres, ils m’ignoraient (car dans le public, on déteste ce qui est neuf. Nos ordis sont équipés de word 1993), mais se documentaient sur moi (je l’ai su plus tard).
Je ne savais pas si la plupart des personnes qui me parlaient étaient profondément débiles ou extrêmement ironiques.
Plus tard, j’ai découvert que l’ironie ne se pratiquait pas trop entre nos murs.
J’ai découvert à quel point les relations humaines pouvaient être pauvres et médiocres (mais c’est pareil dans tout Alger), que connaître l’autre ne compte pas,  que la complexité humaine n’a pas droit  de cité.  Pourvu qu’on puisse te cerner assez rapidement, et interpréter tes faits et gestes selon la case choisie pour toi.
J’ai découvert l’étendue de l’adage, qui est un principe cardinal en Algérie, «  Hef T3ich ».
Autrement dit qui frimera, vivra.
Que lorsque tu ouvres la bouche pour dire quelque chose, la nana en face optera pour une approche en deux actes :
-rabaisser ce que tu viens de dire
-puis surenchérir.
Surenchérir, toujours.
Petit à petit, je me suis habituée, j’ai arrêté de pleurer au bout de six mois, et parfois même je souris.
Une fois j’ai ri. (Ô misère je deviens comme eux !)
Ca fait un an et demi maintenant. Les bananes de la cantine  sont noires, personne ne respecte les horaires, et je viens en converse.
On  ne travaille tellement pas et on fait tellement ce qu’on veut dans les bureaux que mes amis du privé se moquent de moi en me disant qu’au lieu de recevoir un salaire, je devrais plutôt payer un loyer à l’administration.
Le salaire ? Ouais c’est pas top, mais bon c’est temporaire.Mamzelle Namous

[1] Entreprise publique nationale administrative
[2] Ca serait la honte