Jeudi 12 Avril, Ben Bella est mort hier.

 

Jeudi est une journée comme les autres, sauf qu’on parle de « ça ». D’une façon particulière je trouve, qui a la maladresse d’un moment intime.

 

Jeudi, il fait moche, il pleut, il fait qu’on étouffe.

Je dois prendre la voiture pour me rendre dans le quartier où j’ai grandi, chercher des trucs. Ce coin, c’est un gouffre, quand on y entre on n’en sort plus. Les ruelles, les voitures qui côtoient les piétons, les enfants.

Le temps est lourd.

 

Dans la voiture, le CD de funk a rendu l’âme, on met la radio. Une voix agaçante nous décrit l’air qu’il fait au Palais du Peuple.  Bouteflika y fait un pas, un passant se mouche. La journaliste se répète et ses mots traînent. Bouteflika repart, la fille de Ben Bella arrive.

On s’en fout et les voitures n’avancent pas.

 

Les séquences sont entrecoupées par de la musique classique.  Je croyais, à ce moment là, que c’était pour intensifier le drame. Je suis nulle en musique classique, mais c’est beau, ça fait qu’on se laisse porter.

 

Dans mon quartier , derrière la vitre, j’attends ma descente. J’attends la boue sur mes chaussures.

Je repasse devant l’école où j’ai passé le brevet,  les collégiens courent dans tous les sens et prennent les ruelles. Avec leurs tabliers et leurs mimiques de groupe, ils sont drôles à regarder. Leurs sacs à dos leur niquent le dos, les garçons rient fort, les filles ont les cheveux longs. Et le maçon se retourne sur leurs fesses.

 

Ben Bella est mort et la radio s’est rendue dans sa ville, pour recueillir des témoignages.  Y a de l’amour dans la voix des gens, y a du ridicule aussi.

Les gens, sur le micro ou ailleurs, ils disent  » dommage qu’il n’ait pas tenu jusqu’à juillet, ç’aurait été un bel anniversaire« , avant de rire de leur propos.

Les gens, pas à la radio, ils vont dire leur colère  aussi face à la démesure de l’Etat.

 

La musique classique reprend, on avance doucement, on regarde l’heure, on fait un premier arrêt sous la pluie.

Je marche vite et il y a devant moi une fille qui porte un parfum très familier de mon adolescence. Je voudrais la coller et marcher derrière elle toute ma vie.

Je remonte en voiture.  A la radio, ils disent que les gens pourront se recueillir devant la dépouille de Ben Bella au Palais du Peuple.

La copine qui m’accompagne  me raconte qu’elle l’a rencontré une fois, qu’elle a une cousine dont le grand-père le connaissait bien.  Les anecdotes sur comment  moi aussi un jour  j’ai serré la main à Ben Bella et autres histoires fantastiques  fleuriront dans les mémoires.

 

On arrive à destination, on fait nos petites affaires, nos cheveux se mouillent et on tousse les derniers froids. On se plaint de la putain de circulation à venir.

On reste beaucoup silencieuses, à regarder les gens et les murs qui passent.

 

Ben Bella sera enterré demain. Y aura de la pluie et  la musique classique continuera, pour cause de deuil qui s’inflige et non  pas de  simple dramaturgie.

Y aura beaucoup de critiques.  Et ailleurs, il y aura un ébranlement mélancolique devenu triste.

 

Je rentre crevée à la maison, avec cette impression courante d’avoir couru dans tous les sens sans avoir rien fait; la faute à la circulation, au transport, à l’Algérie.

On dirait qu’il pleut de la boue.

A la télé, on entend que Ben Bella, comme beaucoup d’autres, s’en va avec les secrets de la guerre d’Algérie qu’on ne veut pas révéler aux algériens.

 

Ben Bella est mort, et ça fait longtemps, alors il y a de l’indifférence dans le chagrin. Y a juste le moment, ce choc primaire et les images de la nostalgie.

Mais l’Etat fait durer le moment, et les excès nous rendent excédés. Ca ressemble à du foutage de gueule ces huit jours, ça nous étonne encore, on pousse des toux dans nos petits mouchoirs, on se moque de cette farce et on devient méchants quand on endure. Il pleut de la boue, et ça nous salit aussi.

 

 

Mamzelle Namous