Il y a des jours au travail où on nous donne notre fiche de paie. La femme qui les distribue me fait penser à Kenny de South Park. Elle se déplace comme lui et distribue les fiches, que les gens s’empressent d’ouvrir, de grimacer, de mouer de la bouche et de les remettre dans le tiroir. On est trois dans mon bureau alors je les vois. Pendant la pause dej je vais voir combien ils gagnent et en effet la grimace est de rigueur. Pour la première fois j’ai eu ma fiche à moi. Aucune moue n’est sortie de mon expression, juste un énorme What the fuck. Mon salaire c’est le prix de mon manteau. Un trop beau acheté la veille d’un premier rendez-vous, qui dès que je le mets on dirait que l’élégance est née. Maintenant ma petite sœur me le taxe. Maintenant que je connais ma paie, je vais le reprendre. Signe extérieur de richesse d’une ancienne vie. En fait mon salaire c’est aussi la somme limite de mon autorisation de découvert.
A ce  prix là, moi je décide en tout cas que je fais même plus semblant de bosser. Depuis une semaine, j’ai absolument rien fait, je laisse juste trainer un dossier sur mon bureau au cas où quelqu’un d’important se perde et entre.
J’ai téléphoné à ma mère pour lui dire que ça y est, au bout de presque un an, j’avais reçu ma paie. J’ai senti des larmes de joie. Je lui ai donné le montant, attendant les vraies larmes. Elle m’a dit ramène ta fiche, on va voir ça à la maison. Genre comme les bulletins à l’époque, tes parents veulent recompter tellement c’est pas possible que tu sois aussi médiocre mais peut mieux faire.
Comme durant mes années collège (j’étais bonne après au lycée, la violence parentale ayant porté ses fruits), le compte était bon. Ma grand mère m’a dit va voir avec le service paie, y a sûrement une erreur. Ce qu’elle dit exactement à l’épicier chaque samedi matin. Alors, sur ordre des femmes de ma famille, j’ai fais le walk of shame jusqu’au bureau paie. Et de ma voix toute timide j’ai dit que quand on m’a recruté (je devais être bourrée ce jour là) on m’avait dit que je toucherai plus. Le type me sort que ce salaire promis je l’aurai dans quelques temps. Ah d’accord, merci monsieur, bka 3la khir.
Ok rien n’a changé depuis mes 13 ans, médiocre mais peut mieux faire.
Le week end, pour fêter cette première paie, parce que j’étais quand même contente, j’invite une amie à boire un café à l’Aroma. Celui de Dely Brahim. Celui où quand tu rentres, t’as l’impression d’être jetée dans une vidéo d’irban irban. Celui où c’est tellement étroit que tu chopes un cancer du poumon en cinq minutes. Parce que tu sais, fumer quand t’as 16 ans et même pas de tétons c’est vraiment juste trop cool.
Moi le week end quand je sors, j’en profite pour mettre des fringues impossibles en semaine. Les t-shirts troués, les jeans trop jeans, les shoes embouées. Eh ben l’Aroma, c’est l’antichambre d’un mariage princier. Y a une fille qui avait une robe à volants et une rose au poignet, comme si qu’elle allait à un bal de promo. Alors que mon amie me racontait sa vie, je guettais les entrées et sorties, et le seul truc qui sortait de ma bouche c’était What the fuck.
Pourquoi se mettre son 51 (parce qu’on largement dépassé le 31) un samedi aprem pour aller boire un jus à Ain allah. Rien que le nom Ain allah ça donne envie de sortir en jogging.
Et les filles ça défile aussi dans un café, ça fait des allers retours, ça donne le tournis.
Ca donne envie de déguerpir et de dire « plus jamais ça ».
A la recherche d’un coin plus tranquille avec mon amie, on tourne dans les rues de Dely Brahim quand on trouve un restaurant turc (turknaz ou turkuaz). On entre, l’endroit est potentiellement sympa. On s’assoit  et le serveur vient nous voir direct avec deux gâteaux. On a pas commandé ça, dirons-nous. C’est exigé, dira-t-il. Hein ? On répondra. On veut pas de ça, on rajoutera. C’est exigé.
Ok puisque c’est exigé on va les manger tes gâteaux. Et on a rigolé pendant une heure du type qui confond c’est offert et c’est exigé. On a ri jaune quand on a vu sur la note deux gâteaux, 400 dinars. What the fuck, le type parle bien français. On fait une mini chaklala, on aligne et on fout le camp. Plus jamais ça. Naze, médiocre, peut pas mieux faire.
Plus je sors et moins j’ai envie de sortir. Préfère rester chez moi et regarder South Park, ça me fera des économies.
Mamzelle Namous