alg-persepolis-jpg

 

 

 

Il y avait un petit moment que je ne l’avais pas vu, ma mère-grand. Elle était en voyage, et à son retour, elle ne crevait pas d’envie de nous voir. Il y a des périodes comme ça où elle veut qu’on la laisse tranquille, elle s’enferme dans sa maison,  remue du n’importe quoi et des souvenirs désagréables,  fouine ses papiers, fait mine d’en perdre, appelle ma mère pour s’en plaindre.

Elle nous accuse d’en voler aussi des papiers. Quels papiers ? On ne sait pas. Elle raccroche vite au téléphone, et puis des fois elle n’ouvre même pas sa porte. Elle nous en veut pour des raisons obscures et délurées. Que ses filles s’inquiètent, elle n’y croit pas.

Je ne sais plus qui disait que la vieillesse était un naufrage.

 

Et un matin, d’une voix enchantée, elle appelle, elle dit qu’on lui manque, que ça fait longtemps et qu’elle débarque dans la minute. Dès qu’elle arrive, elle crie qu’elle a vu du beau bougainvillier dehors, que c’est une vue qui remplit. Qu’il faudrait qu’on fasse quelque chose pour nos misérables fleurs.

 

En prenant un café, elle répète que les hommes ne valent rien. Zéro. Qu’il faut juste se marier pour avoir un mioche et divorcer ensuite.

Que le prince charmant, le grand amour toujours ce sont des choses qui n’existent pas pour tout le monde. Autant se résigner doucement et compromettre avec un gentil garçon pas trop con du slip et d’ailleurs.

 

Elle en rajoute des couches et des couches sur l’inexistence de la pure rencontre amoureuse.  Et moi je me suis mise à chialer, et à rire parce que c’était ridicule de pleurer pour ça. Elle reprenait de plus belle. Et mes larmes coulaient de nouveau. 3ain tebki ou 3ain tedhak, comme on dit. (un oeil qui rit, un oeil qui pleure)

Même pas elle avait de la peine pour moi, elle soufflait « pfff tu es une actrice, arrête tes simagrées ».

 

Comprenez, j’ai été éduquée pour croire au prince charmant, rien de moins. Ma mère et ma grand-mère me disaient souvent qu’un jour on voit un homme, et on le RECONNAIT. Elles employaient même le mot Evidence.  Avec une liste de critères de reconnaissance à la clé.

 

Alors me dire ça maintenant, à presque 30 ans (presque hein, mazal chuia un an ou deux ) c’est m’achever.

Mais bon, elle s’en foutait.

 

Pour la peine, elle m’a tout de même invité à déjeuner. On est donc sorties, elle s’est plainte de la circulation, elle s’est arrêtée au niveau d’un flic pour lui demander pourquoi il y avait autant d’embouteillages. Il l’a regardé bizarrement.

C’est à dire que c’est tous les jours comme ça, tu sais, pour les gens qui sortent tous les jours.

 

Sur la route, on croise une vieille dame bien vieille en haillons qui sort d’une maisonnette en ruines. Elle marche presque pliée en deux, elle a un chien. Un petit chien tout blanc tout maigre, aux poils sales et aux yeux sang. Même un chien de pauvre, c’est pauvre.

Je me demande depuis quand elle a ce chien et comment elle est avec lui.

 

 

On s’arrête pour acheter des sandwichs et mère-grand propose qu’on se pose sur un banc pour manger.

 

-Un banc? Y  a un square par-là? 

-Un square? Tu te crois où? Y  a des petits bancs, là-bas, regarde. 

-Mais y a que des mecs… 

-Depuis quand tu te soucies de ça? Toi qui rêves de petites places publiques. Je t’ai dit, il suffit qu’une femme débarque pour que les autres suivent. Maintenant la saleté c’est une autre histoire. 

-Bah voilà, ça s’appelle des squares ! 

Allez bouge.

 

On s’est assises sur l’un des bancs. Y avait que des mecs et une hijabiste, mais c’était propre. On a mangé, et c’est moi qui ait eu mal au dos.

 

On a parlé des moments volés à la vie,  d’un cousin qui vire louche, des papas qui changent avec le temps, de la solitude des mères, des amis qu’il faut ménager malgré leur insuportabilité, des filles qui manquent de prévenance, et de ses récentes vacances.

Elle m’a montré les photos, mais c’était chiant.

 

Et puis on est rentrées, la route était encore bouchée, on s’est faites emmerder par une fliquette dont les longs cheveux jaunes dépassaient de sa casquette. Elle aurait pu être la «barbie flic cavia» de notre enfance.

 

(Parenthèse miziria : vous aviez des barbies vous ? J’ me souviens qu’avec ma sœur, on en avait qu’une ou une et demi, que quelqu’un nous avait dû nous amener de l’étranger ( tout un concept, l’étranger !) , et c’était un tel objet de désiiiir.
En plus, on avait une voisine française qu’en avait plein, sa maison ressemblait à Disneyland et tous les gosses de l’immeuble rêvaient, même pas secrètement, de la cambrioler. Elle avait même le bateau Barbie !

Pour combler, on jouait avec nos crayons de couleur qui devenaient des personnages avec des histoires d’amour, d’amitié et de cul. Le goût pour le sex étant un truc qu’on chope très tôt. 

Fin de la parenthèse miziria, qui a tourné un peu chelou)

 

 

Sur la route, pendant que mamie radote, je regarde les gens dans leur voiture.

Il y a cette manie fréquente chez les jeunes filles pendant les arrêts : elles portent leurs ongles à leur bouche mais sans les ronger, juste par nervosité. Elles se regardent longuement les mains et les doigts en les mettant à plat. Me suis souvent demandée pourquoi cette gestuelle, si c’était par attention à l’esthétique du vernis qui s’écaille ou par impatience. Mais les mecs ne le font pas je crois.

Les rares fois où je conduis, je me surprends à faire pareil.

 

J’ai observé ma grand-mère faire ces mêmes gestes, s’épier les mains. Qui sont fripées et les ongles cassés. Dès qu’elle peut aussi, elle vérifie ses cheveux dans le rétroviseur et ajuste ses grandes lunettes avec grâce.

C’est dérisoire comme réflexion, mais voir que malgré l’absurdité de la vieillesse, le joli goût de la jeunesse reste dans les petits réflexes, ç’a m’a troublé.

Seuls les détails peuvent définir quelqu’un. Les grands critères et catégories de profil ne sont rien.

 

J’ai fini la journée sur une note optimiste, car ma grand-mère avait tort : le prince charmant existe, il est juste dans le détail.

 

 

 

Mamzelle Namous