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Mercredi 31 décembre, quelqu’un m’a dit très sèchement « On prend pas ça », en désignant ma main qui contenait un billet de 200 dinars. Il était pourtant beau, et juste un peu chiffonné. Juste un peu dégeu. Je l’ai regardé et je me suis souvenue de certains statuts facebook que j’avais pas saisi. C’est la fin des vieux billets de 200 (et 100) dinars.

Mon billet de 200 et moi sommes donc sortis de la boutique, un peu désemparés, comme des déchets de la société. On a voulu aller acheter des DVD en prévision du long week-end qui nous attendait, alors on s’est offert un petit détour vers le Golf.
Sur le chemin, je me rends compte que je n’ai que ça, mon billet de 200 et ses frères jumeaux, et que si le mec les refuse, ça voudra dire pas de films. J’ai préparé une scène, des supplications, un scandale, un argumentaire juridique sur l’applicabilité de la loi, des pleurs, un crédit s’il vous plaît monsieur.
Finalement, il était fermé. J’ai ravalé ma haine et froissé un peu le billet.

Direction la banque, pour retirer de vrais billets, encore un peu propres. J’ai caché ceux de de 200 au fond de mon sac pour qu’ils soient pas trop jaloux. C’est sensible, faut pas croire. 

A la merveilleuse banque, beaucoup d’attente et une rumeur comme quoi l’argent n’est pas encore arrivé… Quelqu’un veut échanger ses billets de 200 , mais au guichet on lui dit « 
ghir la banque d’Algérie khou »
Le mec tape le scandale que j’avais préparé pour les dvd, à coups de « 
yetka3dou binaaaaa; tmessghir hadaaaa!! ».* 
Je repense au billet de 100, déjà vintage, que j’avais gardé au fond d’un tiroir, en mémoire de quelqu’un. Ca reste  comme un billet doux. 

Découragés par la foule,  on décide de rentrer à la maison télécharger des films.
Il faut s’arrêter pour acheter quelque chose chez l’épicier « cabas », je tente quand même de refourguer mon compagnon du jour. Le vendeur refuse gentiment, un autre client lui dit d’arrêter ses conneries. Comme ce magasin c’est quand même alice au pays des merveilles, je reste douce, je dis rien, je souris et je demande si je peux passer le payer après. « Bien suuuurrr khti, hadi même pas tssaksi! »**. C’est gentil un vendeur.

Avant de rentrer, j’appelle ma coiffeuse, elle sera au salon dans 15 – 20 minutes. Ca me laisse le temps de passer à la maison pour prendre mon shampoing, masque et sérum. Bientôt j’irai là-bas avec mon séchoir, tellement elle a rien.
Je suis contente de la voir, et elle aussi, ça faisait longtemps. Je lui ai fait des infidélités avec l’autre salon de coiffure qui a ouvert dans le quartier. Ils ont de vrais bacs, de l’après-shampoing, de l’eau qui coule à flots, jamais de panne d’électricité, et plusieurs coiffeuses. Mais ils n’ont pas le charme de ma fausse blonde et des fourmis sur le miroir… 
En plein milieu du brushing qu’elle ne fait que d’une seule main ( l’autre sert au téléphone), je me souviens que no tengo dinero***.
Encore un crédit, je me transforme bientôt en bonhomme cetelem. Elle est sympa, elle me dit que c’est pas grave, mais en sortant, je cours à la maison chercher un billet de 500. Les jeunes dans la rue me crient Bssahtek!**** Je déteste cette tête « je sors de chez le coiffeur », mais parfois on y peut rien.

Le soir venu je dépose les billets sur ma table de chevet. Entre eux, ils maudissent les pièces de 200, qui bien qu’elles brillent, ressemblent à celles de 100, en plus qu’il y a écrit « 50 » dessus. De quoi les confondre, se faire arnaquer, mal compter, recompter.
L’un d’eux est presque déchiré en deux, recollé avec du scotch, vieilli et même pas désillusionné qu’on ne veuille plus de lui. Comme une vielle amante qui en a vu d’autres, à qui on la fait pas, et qui nous nargue déjà.
Adieu petit billet de 200 qui m’a si souvent donné envie de me laver les mains, et bonne année les chéris !
 
Mamzelle Namous

 *Criage au foutage de gueule! 
** Epicier heureux de vous rendre service et presque outré que vous posiez la question! 
*** no tengo dinero =  je n’ai pas d’argent, en espagnol, vestige du lycée!
**** Trop d’étoiles! Bssahtek = mot qu’on dit à chaque fois un truc positif vous arrive, de la coupe de cheveux à la coupe de champagne ! Allez champaaaagne!